MAJ 26/09/2015: L’article qui suit date du 16 novembre 2014 et fut publié immédiatement en réaction à la sortie de Assassin’s Creed Unity. A un mois précisément de la sortie du prochain opus (25 octobre prochain), une «mise à distance» nous a parue nécessaire avec cet archive, en raison des positionnements idéologiquement «marqués» de la série, elle-même beaucoup plus éloignée qu’on ne le croit de l’Histoire. Retour sur le cas «Unity».
S’il n’est pas coutume pour Retro Playing de parler de Next Gen, un fait d’actualité nous y pousse, pour réagir aux débats prenant forme autour de la dernière création d’Ubisoft: Assassin’s Creed Unity. Ce n’est toutefois pas en tant que rédacteur de presse JV que je prends ici la parole, mais en tant qu’enseignant d’Histoire et de Géographie, sensible de surcroît aux questions concernant le XVIIIe siècle pré-révolutionnaire. Ubisoft joue-t-il alors dangereusement avec l’Histoire? Voici nos éléments de réponse, et notre part à ce débat que nous estimons constructif et surtout utile d’avoir.
Odallem
Un vrai débat
Avant de rentrer plus avant dans le vif du débat, il est primordial ici de signaler que la Révolution française reste un sujet historiquement brûlant, impliquant aujourd’hui de nombreuses passions politiques sur lesquelles les rivalités mémorielles et les querelles idéologiques sont toujours aussi vivaces.
Le séisme politique provoqué par la défiance des députés du Tiers État à l’égard de la monarchie entre mai et août 1789, par des actes révolutionnaires forts (auto-proclamation des députés en Assemblée Nationale Constituante, serment d’une nouvelle constitution [ci-contre], abolition des privilèges de la noblesse et du clergé, Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen) alimente dès l’été 1789 une animosité croissante entre royalistes et révolutionnaires. Aspirant pourtant à une monarchie tempérée à l’anglaise, la Révolution se radicalise vite, notamment lorsque les puissances européennes grondent aux frontières ou à l’intérieur même du royaume de France, par les partisans d’un retour en force à la monarchie des Bourbon.
Après l’exécution du roi de France, l’instauration d’un régime fondé sur la Terreur répond alors au besoin pour les révolutionnaires de sauvegarder quoi qu’il en coûte les grandes acquisitions du «projet» de rénovation de la société. Plusieurs partis politiques apparaissent ainsi, suite à l’ensemble de ces bouleversements: les montagnards, hommes de gauche acquis aux idées des Lumières, les monarchistes, partisans d’une monarchie inspirée du modèle anglais, les ultra-royalistes, ou «contre-révolutionnaires», prônant un retour pur et simple à l’absolutisme, etc. Au regard d’Assassin’s Creed, la question est maintenant de savoir comment Ubisoft a-t-il cherché à se positionner (sciemment ou pas) face à cela.
Une historicité grossière et des aspirations contre-révolutionnaires.
Le découpage chronologique opéré par Assassin Creed Unity est quelque peu embarrassant.
La Révolution française est un mouvement de fond, dont l’été 1789 ne fait que révéler des aspirations profondes, elles-mêmes perceptibles dès la moitié du XVIIIe siècle. Squeezer un tel mouvement de fond (influence croissante des Lumières, bourgeoisie conquérante, déchristianisation des populations françaises et désacralisation progressive de la personne royale), rend premièrement illisible toute compréhension saine et claire du mouvement révolutionnaire. Aussi, choisir de ne traiter la Révolution française qu’à travers sa période la plus violente (de l’été 1789, à la Convention), est un parti pris tendancieux, sinon réducteur, qui occulte tout lien de «cause à effet», et réduit la Révolution à son instant le plus«barbare». La Révolution ouvre une brèche politique et sociale forte sur le temps court (1789-1799) et long (instabilités politiques du XIXe siècle), et ne peut qu’être envisagée comme telle, non comme une succession d’événements sanglants induisant indubitablement un positionnement idéologique dommageable, contraire à la connaissance historique et à la volonté d’Ubisoft de marcher «sur les traces du passé». Mais «money iz money», comme disent nos amis espagnols.
Une caricature alarmante
Outre le cadre chronologique, la peinture psychologique des personnages est tout aussi problématique. En plus de n’envisager que partiellement cet objet politique, Ubisoft nous livre une caricature alarmante de certains personnages clés, à commencer par Robespierre. Le jeu livre sur un plateau l’image d’un homme sanguinaire, inspirateur et unique responsable des violences commises sous la Terreur.
Ubisoft nous livre une caricature alarmante de certains personnages clés, à commencer par Robespierre.
De nombreuses parutions historiques ont pourtant bien révélé à quel point un tel portrait relevait de la caricature. Les responsables d’Ubisoft n’avaient-ils pas pourtant consulté des historiens? «Relayer une telle fable a régulièrement été utilisé au cours de l’Histoire comme un moyen redoutablement efficace pour discréditer des pans entiers de l’expérience révolutionnaire, voire toute idée et tout projet de transformation profonde de la société», – témoigne par exemple Jean-Baptiste Le Cam, dans ses Cahiers de l’Histoire. Nous passerons également outre la grande négligence accordée à la place, pourtant décisive, de Bernard-René Jordan de Launay lors des événements de la prise de la Bastille. Il faut se rendre à l’évidence, le jeu d’Ubisoft n’a pas plus de crédibilité sur le fond que ses personnages historiquement représentés. Seul le background du jeu, dépeignant un Paris post-révolutionnaire relativement fidèle, dédouane quelque peu l’équipe de développement, si toutefois on admet qu’il n’y a jamais eu de guillotine place Notre-Dame et que le drapeau tricolore n’apparaît qu’après la Convention. Ubisoft s’en défend toutefois et mobilise ses historiens spécialistes pour justifier sa démarche. Et le verdict est sans appel.
Où sont passés les spécialistes?
La Révolution française reste, qu’on le veuille ou non, un objet historiquement chaud, car toujours «incarnée» politiquement. Que cela soit par l’extrême gauche (de tradition pro-révolutionnaire) ou de l’extrême droite (de tradition plutôt contre-révolutionnaire), un tel sujet implique nécessairement un positionnement politique, plus ou moins conscient de la part des divers concepteurs. N’oublions pas que les jeux vidéo reste un média, véhiculant en son sein une vision du monde, donc un message plus ou moins orienté de nos jours, en fonction des productions! Une précision ici nécessaire, nous permettant de mieux saisir la réaction et l’apport de Jean-Luc Mélenchon au débat en twittant ceci «le jeu Assassin’s Creed Unity, édité par Ubisoft, est une propagande réactionnaire qui dénigre «la grande Révolution», présente le peuple comme un «ramassis de pouilleux» et caricature Robespierre en brute sanguinaire». Une aubaine pour Ubisoft, qui pouvait alors répondre à travers la voix de son historien maison Laurent Turcot: «Jean-Luc Mélenchon gagnerait sans doute à lire les ouvrages de mes collègues sur Robespierre, dont la très belle biographie d’Hervé Leuwers ou encore le numéro spécial d’Historia (Hors série novembre/décembre) sur la Révolution française dans Assassin’s Creed, disponible depuis une semaine».
Dès lors, tout devient clair. Le problème n’est pas tant le regard de Laurent Turcot ou son ignorance à l’égard de l’Histoire (à qui nous saluons néanmoins certains travaux remarquables concernant l’élaboration de l’architecture et du Paris du XVIIIe), mais des sources mêmes déployées par celui-ci pour se défendre et parler d’un sujet dont il ne connaît apparemment pas la moindre gamme.
Le problème n’est pas tant le regard de Laurent Turcot, mais des sources mêmes déployées par celui-ci pour se défendre et parler d’un sujet dont il ne connaît apparemment pas la moindre gamme.
Où sont donc passés, monsieur Turcot, vos Michel Vovelle, François Furet et Pierre Chaunu, qui malgré l’âge de leurs travaux, restent les meilleures références pour penser la Révolution française? Où sont vos Pierre Serna et Jean-Luc Chappey pour l’Histoire politique et le portrait de Robespierre? Enfin, où sont passés vos vrais journaux? Serait-il bon de souligner enfin que mobiliser des spécialistes qui se réfèrent allègrement au magazine «Historia» pour appuyer leur propos (un magazine fait essentiellement de journalistes et non d’historiens) est une démarche jetant quelque peu le doute sur le sérieux des propos avancés par Monsieur Turcot. Seules les consultations de Jean-Clément Martin, ancien directeur de l’Institue de l’Histoire de la Révolution française (IHRF) à la Sorbonne (et qui joue pour Assassin’s Creed Unity un rôle de consultant), redonnent un peu de vigueur à la chose publique, même si cela ne l’empêche pas de dire dans les lignes de MediaPart que «la recherche de vérité n’était pas la priorité d’Ubisoft» avant de poursuivre, non sans malice, «personne ne s’insurge [non plus] de l’image traditionnellement dévolue au roi Louis XVI, […] présenté comme un individu mollasson et impuissant».
Ce qui est discutable, c’est le choix d’Ubisoft de prendre pour cadre un sujet éminemment complexe et idéologique, tout en prétendant rejouer objectivement le spectacle d’un Paris révolutionnaire. Par son positionnement chronologique et la peinture psychologique de ses personnages emblématiques, cette nouvelle séquelle d’AC livre ici (consciemment ou non), une oeuvre embarrassante, idéologiquement marquée. De là, à conclure que l’oeuvre d’Ubisoft est motivée par des dynamiques d’extrême droite, il y a qu’un pas. Mais gardons-nous des facilités d’esprit ou lecture -à contrario- stéréotypes et dommageables. Continuons à jouer au contraire avec intelligence, pour notre lecture des choses, du monde et la compréhension même de notre Histoire. Continuons à débattre pour la vitalité de notre culture. Le jeu vidéo peut faire de grandes choses, et joindre sans aucun doute la connaissance «ludique à l’agréable». L’expérience de ce dernier épisode AC est en ce sens ratée. Mais une chose est sûre: s’il s’en est fallu de peu pour friser les sommet du JV et proposer une alternative viable pour faire de «l’Histoire», il n’en aura pas moins permis le débat et contribué à faire du jeu vidéo un vrai sujet de société.
Le jeu était pourtant vendu comme une reconstitution parfaite du XIIIe siècle faites par de grands historiens mais apparemment ils n’ont pas pris les bons spécialistes de cette époque.
Je viens de revenir sur cet article, et je n’avais pas vu cette faute dans mon commentaire. Une reconstitution de la Révolution Française du XIIIe me parait en effet assez difficile à mettre en place.
Je suis bien évidemment d’accord avec ce que tu dis dans l’article mais ce qu’il ne faut pas oublier non plus, à mon sens, c’est que ce jeu n’a jamais eu pour but de retracer l’Histoire de France et sa Révolution… Enfin personnellement j’ai jamais pris les Assassin’s Creed comme des « moyens de faire de l’Histoire », ils n’ont véritablement jamais été vendus comme reconstitution fidèle de l’Histoire, ils s’en inspirent seulement… Il y a une nuance à faire ici non? C’est pour ça, je trouve que le débat (qui est toujours intéressant bien évidemment) est un peu biaisé au sens où AC n’a jamais eu pour mission de faire de l’Histoire… Alors certes le dernier AC nous révèle une certaine vision de l’Histoire qui n’est peut être pas la « bonne » mais en même temps ils n’ont jamais dit que ce serait le cas (où alors il me manque des infos…).
Voilà ma modeste contribution au débat.
J’ai eu l’occasion de discuter avec l’équipe de développement du jeu et ai même taquiné le lead producer en lui disant que je m’amuserai à chercher les anachronismes. Sa réponse, déjà réfléchie à l’avance, est simple comme bonjour: « les scénarios des jeux Assassin’s Creed » sont basés sur un logiciel, l’animus, qui permet de revivre l’histoire des grands Assassins et comme tout produit informatique, il peut avoir des bugs… »
Je crois que tout est résumé dans cette phrase.
Qu’ils l’aient voulu ou non (faire un portrait fidèle de la Révolution) ne change rien au résultat obtenu: une propagande anti 1789.
C’est d’autant plus nocif que les cours d’Histoire ont été réduits de façon drastique dans les écoles et collèges, et que ce sera là la seule référence en tête sur ce sujet pour pas mal de gens.
c de la fiction c tout comme beaucoup de jeux
la période de la révolution la plus violente serait plutôt la terreur? Qui plus est cela reste un jeu vidéo, certes de très bonne qualité, mais un jeu vidéo! Pour apprendre l’histoire les manuels restent un meilleur choix que la manette. Le parti pris d’Ubisoft étant de faire vivre un maximum d’expérience sans pour autant charger d’histoire purement politique le jeu, je trouve que le pari est largement réussi.
Okay, honte à moi ! Je ne connais pas Retro Playing avant aujourd’hui ! Mais bon Dieu que votre site est beau et bien foutu !!! Plus de publication depuis septembre 2015 ? Mais qu’est-ce qu’il se passe ???